Généalogie : sur les traces d'Othman Kedous l'ottoman de Kelibia

Je vous propose de parcourir l'enquête généalogique menée pour retrouver le grand aïeul la famille Kedous de Kelibia, au nord-est de la Tunisie.

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Que raconte la tradition familiale ?

Le membre connu le plus ancien de la famille Kedous / Kdous / كدوس est Othman / Osman / عثمان. La filiation entre Othman et Tahar Kedous, feu mon beau-père, serait :

  • {Ali Kedous}
  • Hassan Kedous
  • Khalil Kedous
  • M'hamed Kedous
  • Hassan "Baba Sidi" Kedous
  • Tahar Kedous (1911 - 1983)

Les personnes de la famille avec une mémoire généalogique diffèrent sur le second de la lignée.
Pour la plupart, ce serait Ali. Mais selon Mohammed Kedous, encyclopédie familiale vivante, le fils d'Othman serait directement Hassan.
Suivant que l'on conserve ou non Ali dans la filiation, 5 ou 6 générations séparent Othman de Tahar Kedous, né en 1911.

Tout le monde s'accorde pour dire qu'Othman Kedous aurait été un soldat ou un officier ottoman venu depuis sa région d'origine en Turquie à Kelibia / Qalibiyah / قليبية pour servir ou commander dans le fort et qui se serait fixé sur place.
Il aurait même été appelé Othman Boulakbèche / Boulakbech, qui signifie commandant en arabe.

Le fort de Kelibia

Le patronyme Kedous, quel que soit sa graphie, viendrait d'une localité ou d'une île “turque”, peut-être nommée Cadus, dont Othman serait originaire.

La tradition rapporte aussi que l'ancêtre de la famille kélibienne Lingliz / Lengliz, qui signifie l'anglais en dialecte arabe tunisien, descende d'un esclave ou d'un majordome ou encore d'un militaire britannique ayant vécu à Kelibia en même temps qu'Othman Kedous. Les plus hardis avancent même que cet anglais aurait été au service d'Othman.
La grand-mère paternelle de Tahar Kedous était Makhbouba Lingliz.

Que disent les noms de famille ?

Beaucoup de familles actuelles de Kelibia et du Cap Bon portent des patronymes attestant une origine ottomane au sens large, notamment bosniaque (Bouchnak / Bouchnek), albanaise (Larnaout) et crétoise (Gritli).
Cette particularité anthroponymique est d'autant plus remarquable que les noms de famille ne sont devenus d'usage obligatoire en Tunisie qu'en 1929 et que l'influence turque a disparu au cours du XIXème siècle.

À Kelibia, deux familles actuelles se nomment Boulakbech et Lingliz.

Que nous apprend l'histoire ?

Au début du XVIIIème siècle, le nouveau bey Hussein Ier - fondateur de la dynastie husseinite qui régna jusqu'à la proclamation de la république tunisienne en 1957 - chercha à consolider son pouvoir en faisant venir des troupes ottomanes pour renforcer la milice turque de Tunis forte d'environ 4 000 hommes.

Les effectifs de cette formation, à l'instar des armées modernes, étaient régulièrement renouvelés. Les nouveaux soldats beylicaux étaient alors recrutés par l'oukil, le chargé d'affaire à Istanbul des beys tunisiens. Les recrutements d'anatoliens dans la milice turque de Tunis se sont taris au début du XIXème siècle.
Les revenus fiscaux des terres de la région de Mateur servaient à entretenir cette troupe.

L'origine des soldats de cette milice diffère selon l'époque.
Au milieu du XVIème siècle, une différenciation est faite entre les anatoliens musulmans, appelés sekbans et les azabs, janissaires d'origine chrétienne, issus du devchirmé, littéralement cueillette, euphémisme pour kidnapping d'enfants dans les possessions ottomanes.

Plus tardivement, avec la baisse de la pratique du devchirmé, un distinction s'établit entre les impériaux, ottomans d'Anatolie et les locaux ou kouloughlis, enfants issus de l'union de turcs et de tunisiennes.
D'ailleurs, le fondateur de la dynastie husseinite, Hussein Ier Bey, était un kouloughli, fils d'un janissaire ottoman originaire de Crète et d'une tunisienne du Kef.

Le fort / bordj de Kelibia était servi par une garnison beylicale. Il protégeait le port qui abritait une escadrille de course.
Les finances du bey de Tunis étaient régulièrement approvisionnées par un péage réclamé manu militari aux bateaux empruntant le canal de Sicile. Afin d'encourager les versements spontanés envers la régence de Tunis, les équipages refusant de payer, s'ils étaient capturés, étaient transformés en esclaves.

Le roi de France Louis XV, fervent partisan de la circulation libre et gratuite des biens et des personnes, envoya sa marine de guerre bombarder le fort, le port et surtout les civils de Kelibia, en 1769 puis en 1771.

Pour résister aux incursions françaises, les beys husseinites, eurent recours à ce que l'on appellerait aujourd'hui des conseillers militaires européens, principalement anglais.
D'ailleurs, les anciens canons, probablement de cette époque, présents de nos jours au fort de Kelibia portent des armoiries britanniques.

Que nous apprend la géographie ?

En Anatolie (actuelle république de Turquie, ancien empire ottoman), une bourgade est indiquée sous diverses appellations dans de nombreux documents des XVIIIème et XIXème siècles :

  • Graphie en caractères arabes en ancien turc osmanli : كدوس 
  • Graphies en caractères latins dans diverses transcriptions en français, anglais, latin, italien, espagnol, néerlandais et allemand : Cadi, Dschedis, Gadis, Ghediz, Ghiedis, Ghieditz, Guédoss, Gjedis, Kadis, Kedous, Kédous, Kedus, Kodus.

Entrée Kédous / Cadi dans le dictionnaire de géographie Bescherelle de 1857

Entrée Guédoss dans le Dictionnaire géographique de l'empire ottoman de C. Mandras de 1873

Mention Kedous dans “خداوندكار ولايتى سالنامسى خداوندكار ولايت مطبعه سنده طبع اولنمشدر،‎ [almanach n°12 partie 2]” de 1884

Ce bourg, d'environ 18 000 habitants, de la province turque de Kütahyia, s'appelle maintenant Gediz en langue turque moderne avec sa graphie en caractères latins.
Gediz est situé, grosso modo à mi chemin, sur une ligne orientée nord est entre Izmir et Ankara, et à environ 200 km au sud d'Istanbul.
En 1970, un séisme a affecté la région de Gediz faisant plus de 1 000 victimes.

Ville de Kedous / Gediz sur une carte ancienne de 1794

La localité de Gediz est aussi mentionnée dans des textes antiques,notamment Strabon / Strabo, Ptolémée et Etienne de Byzance / Stéphanos Byzántios, qui la situent tantôt en Phrygie, tantôt en Mysie.
Elle est appelée en grec ancien Κάδοι et est transcrite en caractères latins dans diverses langues Cade, Cadenus, Cadi, Cadis, Cadorum, Caodicée, Cidyessus, Kadi, Kadoi.

Ville de Kédus / Gediz sur une carte ancienne de Turquie de 1791

Il existe aussi un fleuve éponyme Kedous qui aux XVIIIème et XIXème siècles portait aussi les noms :

  • Graphie en caractères arabes en ancien turc osmanli : كدوس
  • Graphies en caractères latins dans diverses langues : Ghediz-Tchai, Ghediz-Tchaï, Guediz Tschay, Kadischay, Kédous, Keduschay, Kodossu, Kodus, Sarabad, Sarabat, Sarabet, Sarabut, Sarbat, Sarobat.

Dans les écrits et les cartes anciens, les appellations proches de Sarabat sont toutefois plus fréquentes que dérivées de Kedous.

Ce fleuve prend sa source dans les montagnes à proximité de la ville de Gediz et s'appelle en langue turque moderne Gediz ou Gediz Nehri. Il finit en delta dans la mer Egée près d'Izmir / Smyrna / Smyrne / Smýrni / Σμύρνη / إزمير.
Dans l'antiquité, les grecs d'Asie Mineure nommaient ce fleuve Ερμος (transcrit Hermos ou Hermus). Le Pactole, un de ses affluents, était aurifère. Les célèbres Midas et Crésus y auraient trouvé la fortune.

Fleuve Sarabat / Kedous sur une carte ancienne de Turquie publiée par Louis Stanislas de la Rochette en 1791

Une recherche géographique et toponymique très approfondie n'a pas révélé d'île en Méditerranée dont le nom pourrait correspondre à Kedous / كدوس.

Qu'en déduire ? Quels scénarios et hypothèses ?

Beaucoup d'éléments attestés coïncident avec la tradition familiale :

  • Les beys de Tunis ont recruté pour leur milice de nombreux anatoliens jusqu'au début du XIXème siècle.
  • Le fort de Kelibia abritait une garnison ottomane. Celle-ci a accueilli quelques militaires britanniques XVIIIème siècle.
  • L'anthroponymie de Kelibia atteste la présence de personnes avec des origines est-méditerranéennes ou balkaniques dans la région du Cap Bon.
  • La plupart des recrues anatoliennes du bey ont fait souche en Tunisie.
  • Une bourgade et un fleuve d'Anatolie, désormais connus comme Gediz, étaient nommés Kedous / كدوس aux XVIIIème et XIXème siècles.
  • Suivant la valeur que l'on fixe à la durée d'une génération, Othman Kedous pourrait être né entre 1690, avec 6 générations de 37 ans, et 1810, en prenant 5 générations excluant Ali Kedous de 20 ans chacune.

À l'inverse quelques points n'ont pas pu être recoupés :

  • Aucune parenté ancienne n'est attestée entre les familles Boulakbèche et Kedous.
  • L'origine britannique des Lengliz ne repose que sur une tradition orale peu documentée et l'anthroponymie.

À partir des ces éléments, un scénario assez probable se dégage :

  • Othman Kedous / Osman Kdous / عثمان كدوس serait né vers 1730 en Anatolie, très probablement dans la ville actuelle de Gediz ou bien encore à proximité du fleuve Gediz Nehri.
  • Vers 1750, il est recruté en Turquie par les émissaires du bey husseinite de Tunis et parvient à la garnison de Kelibia, où il se fixe et fait souche.
  • Ali Kedous est son fils et Hassan son petit fils. À défaut, la naissance d'Othman Kedous devient très tardive par rapport au flux de recrutement d'anatoliens dans la milice beylicale.

Pour terminer, il me faut signaler que, malgré d'intenses recherches et à ma grande tristesse, aucun lien n'a pu être établi entre les célèbres grands magasins du boulevard Othman à Paris et le militaire ottoman de Gediz et Kelibia.

Avis de recherche

Bien évidemment le scénario ci-dessus bien que probable reste sujet à caution. Aussi toute information ou question, aussi ténues soient-elles, venant confirmer ou infirmer ces hypothèses est la bienvenue.
Je vous remercie, par avance, pour toute prise de contact.

Pour aller plus loin

Principales sources

  • Roland Goutay a été le premier à trouver la ville de Kédous, désormais Gediz, dans le Grand Dictionnaire de Géographie Universelle Ancienne et Moderne ou description physique, ethnographique, politique, historique, statistique, commerciale, industrielle; scientifique, littéraire, artistique, morale, religieuse, etc... de toutes les parties du monde par M. Bescherelle Ainé et M. G. Devars publié à Paris en 1857.
  • Dictionnaire géographique de l'empire ottoman de C. Mandras (consul de Russie à Smyrne) de 1873.
  • Ouvrage en turc osmanli : خداوندكار ولايتى سالنامسى خداوندكار ولايت مطبعه سنده طبع اولنمشدر،‎ [almanach n°12 partie 2] de 1884.
  • Aydın vilâyetine mahsus salnamesi / annuaire de la province d'Aydin de 1891.
  • Méthode pour étudier la géographie de Nicolas Lenglet Dufresnoy de 1768.
  • Mémoires de littérature tirés des registres de l'Académie Royale des Inscriptions et Belles Lettres tome 35 de 1770.
  • The new universal gazetteer or Geographical dictionary de Clement Crutwell de 1798.
  • Géographie ancienne abrégée de M. d'Anville de 1769.
  • Carte ancienne Greece, Archipelago and part of Anadoli par Louis Stanislas de la Rochette de 1791.
  • Carte ancienne European dominions of the Ottomans, or Turkey in Europe par William Faden de 1795.
  • Carte ancienne New map of Turkey in Asia par Monsr. d'Anville de 1794.
  • Carte de la Turquie d'Asie. Presque entière contenant l'Anatolie, la Georgie, l'Armenie, le Curdistan, l'Alge-zira, l'Irak-Arabi, la Syrie & c. Projettée et assujettie aux observations célestes. Par M. Bonne, Hydrographe du Roi de 1791.
  • Wikipedia

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Didier Lebouc